Introduction : Quand l’AGI bouscule la carte du monde
Depuis les premières ébauches de l’intelligence artificielle, l’hypothèse d’une Intelligence Artificielle Générale (AGI) – capable de reproduire l’intelligence humaine dans sa diversité – s’imposait comme un simple horizon. Mais en 2024, la donne change brutalement : la compétition autour de l’AGI constitue l’un des fronts les plus stratégiques de la planète. Annonces fracassantes sur des avancées majeures, prévisions de l’arrivée de l’AGI dès la seconde moitié de la décennie1, et craintes de voir émerger une nouvelle forme d’« arme ultime » : l’AGI électrise la géopolitique.
Les enjeux militaires et stratégiques sont vifs. Les grandes puissances, notamment les États-Unis et la Chine, n’hésitent plus à présenter l’AGI comme une chasse gardée de souveraineté technologique, voire de défense nationale2. Le spectre d’une dissuasion basée sur l’intelligence artificielle complète plane, rappelant les premières années de l’ère nucléaire. Les scénarios militaires envisagés vont de l’accélération vertigineuse des processus décisionnels à l’émergence potentielle d’armes cognitives inédites. En marge de ces rivalités, des acteurs non-étatiques, chercheurs et ONG s’alarment : une AGI pourrait aussi faire basculer la cyber-sécurité mondiale dans l’inédit.
Ce contexte inédit fait de la compétition sur l’AGI un objet central de réflexion pour la communauté scientifique, les décideurs politiques et la société civile (voir Défis éthiques de l’Intelligence Artificielle Générale).
Course mondiale à l’AGI : acteurs, ambitions et investissements
La course à l’AGI mobilise une compétition féroce entre trois pôles majeurs : les États-Unis, la Chine, et l’Europe. Les États-Unis, menés par des géants comme OpenAI, Google DeepMind ou Microsoft, misent sur des investissements colossaux (plusieurs milliards de dollars) et s’appuient sur un écosystème privé-public dynamique. La Chine, via des groupes tels qu’Alibaba et Baidu3, poursuit une stratégie d’intégration verticale où les avancées civiles se transforment rapidement en applications militaires. Quant à l’Europe, malgré des investissements massifs (1,5 milliard d’euros via la Commission européenne entre 2018-2020 et de nouvelles hausses attendues4), elle reste en retrait sur le plan technologique, mais se positionne comme régulateur mondial via le règlement IA européen 2024/16895.
Ce panorama s’enrichit de la présence croissante d’acteurs privés disruptifs et de la constitution de consortiums de recherche internationaux. Au-delà des investissements, la guerre est ouverte pour la « data » et la puissance de calcul, ressources stratégiques pour développer des IA capable d’approcher voire dépasser l’intelligence humaine (voir AGI Open Source vs Propriétaire).
Tous ces efforts se cristallisent autour d’un même objectif : s’assurer un leadership technologique – clé de la puissance économique, militaire et symbolique dans la future ère de l’intelligence artificielle forte. Ce leadership est de plus en plus identifié à la notion de souveraineté, tant la possibilité de développer ou d’interdire une AGI pourrait devenir fondatrice des rapports de force géopolitiques.
AGI : arme de domination ou de déstabilisation ?
À ce stade de la compétition, l’AGI n’est plus seulement un instrument de progrès, mais un possible « game changer » géopolitique. L’arme ultime ? Les scénarios militaires évoquent le recours à des capacités d’auto-amélioration vertigineuses : une AGI serait capable de déployer de façon autonome des tactiques de cyberattaque et de cyberdéfense inédites, de coordonner logistiquement en temps réel des flottes de drones ou d’anticiper toutes les stratégies adverses en simulant des millions d’alternatives.
Des analystes comme Yoshua Bengio mettent en garde contre le risque que l’AGI serve de levier à des régimes autoritaires pour renforcer leur domination intérieure et internationale6. Le rapport 2024 de l’ANSSI souligne que, du fait de l’IA, le nombre d’attaques sophistiquées contre les infrastructures critiques double d’année en année7. L’histoire récente de la cyberguerre montre que la montée en puissance d’armes cognitives pourrait tourner à l’escalade incontrôlée, face à des adversaires dotés de ressources numériques quasi illimitées. En creux, se dessine aussi l’hypothèse d’une « dissuasion intelligente », où la simple existence d’une AGI assez évoluée deviendrait facteur de stabilité ou de déséquilibre – à l’instar de la dissuasion nucléaire à son apogée (sur les technologies de défense : L’IA dans le domaine militaire).
Vers de nouveaux cadres de sécurité internationale ?
Les évolutions vertigineuses de l’AGI poussent à repenser les logiques de sécurité collective. En 2024, l’Union européenne, les États-Unis et neuf autres puissances ont signé un traité international visant à encadrer le développement de l’intelligence artificielle8. Ce premier accord pose les bases de principes de transparence, de respect des droits fondamentaux et de ségrégation claire entre IA « basse », « générale » (AGI) et « superintelligence ». Il instaure notamment des obligations de partage d’informations sur les IA à haut risque et annonce la volonté d’empêcher tout usage militaire incontrôlable.
Parallèlement, la société civile et des ONG plaident pour l’institution de mécanismes de validation indépendants et la négociation rapide de nouveaux protocoles multilatéraux, insistant sur la nécessité d’un contrôle démocratique et scientifique sur les grands systèmes d’IA9. L’Europe, avec son règlement 2024/1689 sur l’IA, se positionne à la pointe de cette dynamique, prônant un équilibre entre innovation et sécurité.
Toutefois, ces premiers instruments n’effacent pas le risque d’une course incontrôlée : la fragmentation des intérêts, l’opacité de certains programmes militaires et la montée d’acteurs privés ultra-dominants créent une situation où l’application du droit international reste précaire (voir Vers une régulation mondiale ?).
Perspectives : AGI, pierre angulaire des futurs équilibres mondiaux
L’essor de l’AGI reconfigure déjà les lignes de puissance et la nature des alliances internationaux. L’OTAN, par exemple, intègre désormais l’AGI dans sa doctrine de défense, anticipant des scénarios où la rapidité d’analyse tactique et l’autonomisation de systèmes militaires deviennent déterminantes10. Des alliances inédites voient le jour : la collaboration entre États, entreprises privées et instituts de recherche est désormais la clé pour rester dans la « course à l’intelligence » sans tomber dans la prolifération incontrôlée.
On assiste également à une montée en puissance diplomatique des ONG, des think tanks et de la société civile, qui réclament une transparence totale des programmes d’IA et un accès ouvert aux audits des systèmes à fort impact. Au cœur de ce nouvel équilibre se pose la question de la responsabilité : qui doit garantir que l’AGI serve le bien commun ? Chercheurs, ingénieurs, décideurs publics et acteurs privés sont désormais convoqués à une éthique collective et à une diplomatie technologique renouvelée.
L’avenir pourrait voir émerger de nouvelles formes de souveraineté partagée et de sécurité collective centrées sur l’« intelligence ». L’enjeu sera d’éviter que la promesse d’une intelligence artificielle complète ne vire à l’éclatement de la gouvernance internationale, à la prolifération de « guérillas » cognitives (voir Guerilla de l’AGI ?).
Conclusion : AGI, vigilance et responsabilité collective
L’AGI s’impose comme le moteur potentiel de l’ordre international du 21e siècle, au croisement de la puissance technologique, des enjeux militaires inédits et des nouveaux risques de déstabilisation mondiale. La compétition actuelle entre puissances, la multiplication des investissements colossaux et la signature de premiers traités internationaux jettent les bases d’une gouvernance émergente, mais fragile.
Face à la tentation d’une course à l’« arme intelligence », il est crucial de garder la vigilance : la communauté scientifique, la tech, les ONG et les politiques doivent anticiper et créer des contre-pouvoirs pour garantir que l’AGI soit avant tout un outil d’émancipation et de stabilité. Au final, construire un futur sûr et partagé dépendra de la capacité des acteurs à dépasser la logique du rapport de force au profit d’une diplomatie de l’intelligence responsable et inclusive.